Chapitre 1
Etat des lieux
Y a pire.
Y a bien pire.
Pour m’en convaincre, parce qu’un léger doute vient de me saisir, je clique sur le site d’un quotidien en ligne. Pas de doute, l’actualité est chargée meme si aucun événement sanglant ne se détache du lot de news aujourd’hui. Juste un débit régulier d’hémoglobine qui ne tache meme plus la carte du monde. Ecarlate, rouge, à peine rosé et finalement transparent ce qui suinte des blessures de l’amalgame »conflits sida Darfour stupeur et tremblements de terre » .
Je continue à lire les gros titres. Rien de très réjouissant non plus, malgré les récentes consignes sur la ligne éditoriale qui désormais devra etre saupoudrée d’un semblant de youp la boum. « Débrouillez-vous comme vous voulez ! » Parce que sinon l’internaute se barre dans son espace, ton espace, myspace, là où se forgent les nouvelles amitiés qui ne contaminent ni les mains ni les sentiments.
Un ami journaliste vient de m’annoncer la mort certaine des blogs. Cata supplémentaire ? Je ne sais pas que faire de la nouvelle. Je lis volontiers ceux des autres, des rares qui persistent depuis trois ou quatre ans. J’adore et secrètement j’enrage. De ne pas le faire moi-meme, de manquer de discipline, d’etre en marge de ce mouvement d’expression constante parce que mon cerveau fait une résistance incroyable à tout ce qui nécessite un minimum de manipulations éloignant mes doigts des touches de l’alphabet pour s’aventurer du coté des icones… Ce n’est quand meme pas sorcier de se bricoler un blog. Pour moi si. Le high tech, c’est sacré et je ne fais pas, (ou est-ce que je ne veux pas ?), faire partie des initiés.
Au final, je décide de compatir. C’est triste l’extinction lente des bloggeurs.
Mais enfin je compatis à tout, aux petits drames comme aux grands. Je suis bon public, cœur d’artichaud. Sur l’échelle des agonies, je ne me fie pas au nombre de victimes, mais à mon seul instinct. Je classe au feeling les désastres individuels ou collectifs. Et je n’épargne pas les miens au passage.
Dans moins d’un mois, on va me scalper un sein, me l’éradiquer, l’éplucher comme un fruit exotique en laissant délicatement quelques lambeaux de chair, racler l’intérieur , puis reboucher avec un morceau de muscle du dos dont l’incision laissera une cicatrice de vingt centimètres. Quelle précision ! Moi, c’est la disparition du mamelon qui m’a laissée sur le carreau. Le reste, le volume mammaire, en soi ça ne m’intéressait pas plus que ça. Mais jamais je n’aurais cru etre aussi attachée à mon aréole.
Le scénario est classique dans le fond. Un peu moins sur la forme. D’abord une mammographie de routine après le virage des quarante ans, puis la découverte de microcalcifications banales, ensuite une biopsie tout droit sortie du protocole en vigueur. Cote décor, une salle d’attente vétuste où se morfondent des gens en mauvais état. Les magazines les plus « actuel s » datent de 1985. Un grand cru. Entre Gorbatchev qui succède cette année la à Tchernenko, le sabotage du Rainbow Warrior de Greenpeace et la redécouverte du Titanic immergé par 3800 mètres de fond au large de Terre-Neuve, j’en finis par oublier les sièges défoncés et la bande de bras cassés qui m’entourent.
Mon nom tout à coup est aboyé dans la salle. Je me lève et suis, docile.
Le chirurgien que l’on m’a recommandé, originaire des Phillippines, officie dans un espace confiné où sur les étagères s’alignent une vingtaine de bibles usagées. Par usagées j’entends, feuilletées, ecornées par une main assurément fébrile. Aux murs trone une collection de crucifixs tandis que git sur le sous-main un trognon de pomme rongée par une machoire avide. C’est un indice. Je passe complètement à coté. L’infirmière m’a laissée dans ce bureau oppressant en me lançant un « pour vous, ça va etre rapide » que j’interprète comme un message rassurant. Le chir fait rapidement son entrée. Il ne me regarde pas. Il a l’air embété, maussade. Ma confiance s’étiole.
- Comment allez-vous aujourd’hui ? , demande-t-il.
- Pas mal, merci .
- Et la biopsie stéréotaxique, ça s’est passé comment ?
Je ne veux pas le vexer mais je sens qu’il faut recadrer la conversation tout de suite.
- Justement, c’est les résultats, la ,que vous avez dans la main ?
- Oui, mais je vais d’abord jeter un œil. Défaites-vous . Il sursaute.
- Ouh la, quel hématome ! Pas bon ça, il va falloir faire des tests sanguins, creuser la piste, parce que manifestement il y a problème.
- Et pour le sein aussi, il y a un problème?
Tu me laisses mijoter encore longtemps Jésus Christ ou tu exerces un peu de charité chrétienne en lachant enfin ta bombe ? Mes vœux sont rapidement exaucés.
Toujours en s’adressant aux murs, il marmonne une formule ampoulée avec la mine ennuyée du type qui vient de rater son train. Je parle quatre langue, Goethe et à une époque Tchekov en V.O. , excusez du peu, en plus du français et de l’anglais. Mais le carabin, c’est niet. Pourtant la traduction littérale est à la portée de n’importe quel cancre. Tu remets les lettres dans le bon ordre et tu obtiens : cancer.
Le chir se lance brusquement dans une description imagée et enthousiaste dudit cancer.
-Vous en etes au tout début, mais vos cellules, comment dirais-je, sont particulièrement agressives, comme, comme…
Pause solennelle puis regard inspiré. Il s’anime enfin : Comme un visage dont les yeux sortiraient des orbites, ou un corps dont les membres se mettraient à pousser de façon incontrolée.
J’essaie de visualiser, partagée entre le fou-rire et l’épouvante. Ce type est un allumé . Ca me fait un bien fou cet effet d’annonce apocalyptique parce que du coup j’éclipse discrètement la réalité médicale. Il faut que ce type se fasse soigner. Moi aussi. Mais lui d’abord.
L’entrevue a duré un peu plus de cinq minutes. Déshabillage et rhabillage compris. L’infirmière l’avait prédit, qui me raccompagne vers la sortie en indiquant :
- On vous tient au courant dès que le docteur a un créneau. Pour l’opération .
Je pleure un peu dans la voiture. Vu la circonstance, j’ai droit à mon quart d’heure d’émotion. J’appelle mes parents au téléphone. Comme à l’accoutumée, ils font preuve de dignité, de contrôle, de compassion et d’éfficacité. Nickel le commentaire. Ni trop sucré ni trop désinvolte. J’admire au passage la juste mesure du propos.
Après ça, le quotidien se vit branché sur auto-pilote. Franchement, on n’a aucun mérite à se lever, se laver, se rendre diligemment à d’autres examens plus approfondis, se prendre en pleine gueule une cascade d’informations plus véreuses que les précédentes. Je suis testée pour la leucémie, pour voir. Coup de bol , on me découvre à la place une maladie génétique du sang qui peut me faire saigner comme un bœuf sur le billard. Veinarde !
Tiens, mon sein droit aussi va peut-etre aussi passer à la trappe. Mais la le ponte laisse planer le suspense. Il ne peut pas encore se prononcer et préfère opérer, récupérer, faire analyser. Verdict sous dix jours.
- C’est fou ce que vos seins sont denses, une vraie poitrine de jeune fille , me félicitent les techniciennes de la radiologie.
- Merci, merci, n’en jetez plus. Je fais ma modeste.
- On n’y voit mais alors rien de rien, ni à la mammo ni à l’échographie , renchérissent-elles, épatées. Sous-entendu on aurait pu passer à coté de tout « ça » facile.
Justement, je ne suis plus à « ça » près. Je navigue à vue dans une sorte d’ivresse. Une espèce d’impunité anesthésiante et presque euphorique. Parce qu’au début, j’en profite de mon nouveau statut. Au supermarché, la queue du samedi aux caisses. Dégage la ménagère qui essaie de me feinter. J’ai une poitrine qu’on va trancher dans le vif. Un cancer quoi, alors tu gicles. Dans les bureaux de l’administration où j’ai des papiers qui trainent , par ma faute, depuis belle lurette :
- Ecoutez, il m’arrive une sacrée tuile , ton de la confidence, et aussitôt régime de faveur.
- On va vous accélerer le dossier , oh la pauvre…
A moi la dernière lampée de champagne ou de Bordeaux au fond de la bouteille. On ne la refuse pas à la malade. Parce que je suis malade ? Je ne vois rien, je ne sens rien.
« C’est très abstrait », analyse finement ma mère.
Je me sens tellement vaillante que je n’en ai que moins de mal à l’annoncer à qui veut et ne veut pas l’entendre. C’est ma nouvelle identité, mon sésame, mon passe-droit . Je devrais avoir honte mais je jubile. Pas pour longtemps.
Je dégringole vite de mon nuage d’exception en me rendant à l’évidence : j’ai un petit cancer de merde.
Comment je l’ai su ? Simple. A chaque fois que je m’épanche, on s’exclame :
- T’as pas de chimio ?, ou plutot, T’AS PAS DE CHIMIO ?
- Et les rayons, tu en as au-moins des rayons ?
- Non, juste une opération.
Indignation. Mais t’es pas qualifiée ma fille. Tu nous as trompés sur la marchandise.
- Ton cancer, ton cancer, mais il est bégnin ! , déclare une cousine consternée.
C’est vexant à la fin. On dirait presque qu’il faudrait que je m’excuse pour avoir causé à mon entourage une telle frayeur alors que franchement il n’y avait pas matière à s’inquiéter.
Et si j’allais chez le coiffeur pour me faire la boule à zéro ? La tete de circonstances. Le profile qui n’échappe à personne,qui annonce la couleur franco. Celui qui crédibilise d’un coup et rend les gens muets, le silence lourd et pesant de conséquences. Je badine avec l’idée un moment puis laisse tomber. Pourtant, ça m’a bien tentée.
A l’hopital, le chir aussi me considère comme une patiente de seconde main :
- Bon alors pour vous on n’est pas pressés. Et que je te feuillette l’agenda d’une main blasée. Je ne suis pas libre avant un mois, mais au stade où vous en etes, ca suffira amplement .
Chez l’esthéticienne, il suffit que le poil ait repoussé de quelques millimètres pour déclencher le branle bas de combat.
- On ne peut pas vous laisser comme ça, l’intervention, pardon l’épilation, ne peut plus attendre . Allez,on vous prend en urgence ce soir à vingt heures, on sait ce que c’est.
Mais qu’est-ce que j’ai à la ramener ? C’est bon signe. Je devrais etre contente. On va me soigner et surtout me guérir. C’est bien l’essentiel, non ? Pour moi, pour mon mome.
Je ne passerai pas par la case perruque, fatigue, nausée. Il est incognito mon cancer. Personne ne verra jamais rien. Sauf moi, tous les jours, sous la douche, en m’habillant, le rappel , la, bien visible, de l’année de tous les malheurs.
Parce que je suis en train de divorcer.
Et en plus je viens de changer de pays.
La plaie est ouverte, béante. Elle me gratte, me démange, m’empoisonne avec une lenteur de suplice, et m’incendie d’ondes fulgurantes de déprime.
Chapitre 2
Cap sur…
Au téléphone avec la rédactrice en chef d’un célèbre magazine féminin français:
- C’est drole ce papier sur vos déboires aux Etats-Unis, annonce une voix gouailleuse qui cultive l’intonation« je suis de Paris, mais alors vraiment, vraiment née à Paris, les autres sont des pouilleux ».
Bien tourné. Franchement marrant. Mais enfin, les States (prononcé: les stèèèèts), tout le monde connaît. Tout le monde y va ! Vous ne pouvez pas me faire la meme chose avec un pays plus exotique ? Je ne sais pas moi, le Yemen ? »
N’en déplaise à la dame, depuis que j’ai débarqué à Dallas, j’ai rempli mon quotient d’exotisme en moins de temps qu’il n’en faut pour citer les noms des cinquante états d’Amérique. Je suis tellement larguée que rendue insomniaque par le déménagement et l’installation au pays des cowboys, je passe mes nuits à me raconter mes aventures sur papier. Mon incompréhension totale de l’accent, le climat incongru, cette ville à l’encéphalogramme plat, peuplée d’individus à la politesse gluante, j’en noircis des pages jusqu’à l’aube.
Moi aussi je les trouve droles mes anecdotes, l’épisode du permis de conduire à la Fernand Reynaud, le croustillant du racisme anti-français, vécu, re-re-vécu, les cartes postales désopilantes comme celle des texans qui se ruent pour prendre en photo le centimètre et demi de neige tombé le 15 décembre. Dans un geste d’une grande naiveté ou d’un culot frolant la stupidité, j’ai balancé mon récit à plusieurs magazines féminins pour voir si on pouvait le caser dans la rubrique dite « de témoignage ». Après tout, certaines le font bien avec des vécus encore moins glorieux. Il suffit qu’une fille couche avec une fille, trompe son compagnon avec le facteur, ou pique de l’argent dans la caisse du comité d’entreprise pour que le sommaire s’ouvre tout grand pour ces « tranches de vie ».
Paris, Texas, je suis en plein tournage et le script part déjà en limbes.
Avant . Une existence confortable dans la capitale. Un job dans la pub, puis l’édition, dans des petites boites, mais qu’importe. J’ai de quoi chiner aux puces tous les week ends la déco de l’appartement de mes rèves . A coté, le marché des vieux bouquins où je traine tous les samedis avant d’aller boire mon café chez Walszack, le fils d’un ancien mineur polonais devenu sparring partner de Marcel Cerdan. Le lieu est déglingué à souhait, et le propriétaire un ours mal léché qui refuse le soir la clientèle en escamotant la poignée de la porte d’entrée. Il ne laisse pénétrer que les habitués, des prostituées, un préfet de police, des couples amoureux, des potes éméchés, moi. Aux autres qui protestent sur le trottoir, il rugit : « Ch’uis fermé, ca se voit pas ? », tandis que la musique et les rires déboulent de l’antre surchauffée par le poele en fonte.
De temps en temps, une copine mannequin me fait passer pour sa petite sœur en justifiant« elle est naine, 1m58, eh oui, les mystères de la génétique familiale, mais honey, tu la laisses passer quand meme, hein ? ». A moi la table du patron des Bains, les mecs hilarants qui démarrent invariablement la conversation par :
- On ne s’est pas déjà rencontrés sur tel tournage (plateau, production, dans les variantes) ?
Non mon gars, le seul studio que je connais, c’est celui de ma splendide copine à Montmartre, un appart ement minuscule où se croisent les égos démesurés des gens en vue du moment, acteur, compositeur, etc. Les potins sont aussi sublimes que la fille. Tel avocat aux cheveux longs lui a proposé ses services de bricoleur, mais elle l’a renvoyé vite fait au marteau de la justice.
N’empeche, on rigole bien, on danse et on boit à volonté.
Après.
Après c’est censé etre mieux. Surtout dans la presse sur beau papier. Avant t’es quelconque, ensuite tu es révélée.